Au 96e RI.
Albert-Jean Després nait le 21 décembre 1888 à Nouan-le-Fuzelier, au cœur de la Sologne. En 1914, il est le père d’un petit Albert âgé de 7 ans. Commerçant et secrétaire de mairie à Pierrefitte-sur-Sauldre dans le Loir-et-Cher, Albert-Jean est nommé lieutenant au 96e régiment d’infanterie.
En 1914, le 96e régiment d’infanterie a son casernement à Agde et Béziers. Il fait partie de la 61e brigade d’infanterie, de la 61e division d’infanterie, du 16e corps d’armée. Après les batailles de Lorraine en 1914, le régiment se bat en Champagne l’année suivante. En 1916, placé entre Reims et Soissons, il participe à la bataille de Verdun entre juillet et août puis se replie en Argonne, après de nombreuses semaines de combats, perdant là une partie importante de ses effectifs. En 1917, de retour sur Verdun au Mort-Homme, le régiment fait ensuite mouvement sur l’Alsace. En 1918, le 96e RI participe à la bataille des Flandres. C’est là, qu’Albert-Jean Després trouve la mort face à l’ennemi, le 21 avril. Il avait 37 ans.
La lettre.
La lettre qui suit a été écrite le 11 octobre 1916. Le régiment s’est replié sur l’Argonne après avoir connu de terribles combats à Verdun. En effet, le 25 août 1916, décorant le drapeau du régiment de la croix de guerre, le général Joffre indique : « Régiment, qui sous les ordres du lieutenant-colonel Pouget, s’est constamment distingué depuis le début de la campagne par son allant et sa belle tenue en toutes circonstances. A fait preuve : pendant la période du 2 au 4 août 1916, d’un mordant irrésistible et d’une ardeur persévérante en enlevant à la baïonnette deux positions successives bien organisées et fortement défendues, gagnant sur un front de 800 mètres, une profondeur de 1.000 mètres de terrain, faisant en deux jours 500 prisonniers et prenant 8 mitrailleuses ».
Albert-Jean Després :
« Lettre à mon fils qui vient d’avoir 9 ans.
Mon cher petit,
Tu viens d’avoir 9 ans, et cet âge charmant, le voici devenu le plus émouvant des âges. Trop jeune encore pour participer à la guerre, tu es assez grand pour avoir l’esprit marqué de ses souvenirs, assez raisonnable pour comprendre que c’est toi, c’est vous les enfants de neuf ans qui aurez plus tard à en mesurer les conséquences et à en appliquer les leçons.
Quelle belle vie, harmonieuse et pleine, nous vous aurons préparée là, si vous savez en effet, si vous voulez vous souvenir et comprendre ! C’est pour que tu te souviennes mon petit que j’accepte volontiers les angoisses de l’heure, tous les risques et la séparation plus cruelle que tout, qui bouleverse le cher foyer où nous vivions avec ta mère, où nous t’avons tant choyé.
Et comme au temps où tu étais un « tout petit », et où je t’essayais sur mes genoux, pour te raconter des histoires ou te montrer de belles images, écoute, de toute ta tendresse attentive, des choses qui d’abord sembleront peut-être un peu graves, même à un grand garçon de neuf ans, mais que je serai plus tranquille de t’avoir dites, mon cher petit, assuré que, de ma bouche, tu t’y attacheras davantage, et tu les comprendras – oui, ton papa sera plus tranquille si, la guerre finie, il devait n’être plus là pour te les expliquer.
Tes neuf ans qui te préservent, qui te gardent à ta mère – à moi et à la France – tes neuf ans, pourtant comme je les bénis ! Je ne me crois coupable ni de faiblesse ni de sensiblerie. J’admire ce général, que je connais, et qui ne porte pas le deuil de ses fils, et qui n’en parle jamais, – deux fils, toute sa tendresse et tout son orgueil, tombés le même jour à 20 ans et 19 ans – qui ne porte pas le deuil « pour ne pas attrister et amollir le courage de ses hommes ».
Je l’admire, je ne sais pas si j’aurais la force de l’imiter. Je t’aurais serré contre mon cœur et puis, sans larmes, sans cris, comme les autres, j’aurais attendu et coopéré.
Mais il ne me sera pas défendu de me réjouir si ce fut mon tour et non pas le tien, et si c’est moi qui suis parti, et que tu restes. C’est à mon sens, un des problèmes les plus poignants d’une guerre, de choisir par avance lesquels de ses défenseurs nés une nation doit offrir les premiers au sacrifice.
Je le dis franchement. Un homme de 35 ans qui meurt, est un foyer détruit, avec toutes ses responsabilités et ses charges ; mais je ne puis ni m’empêcher de me demander s’il n’y a pas encore plus de tristesse lorsque ce qui est brutalement détruit, c’est l’espoir même du foyer.
Certes je sens combien, à quitter ma chère femme et mon enfant chéri, mon chagrin serait immense mais du moins par eux, j’aurais eu des années de bonheur et d’amour, et l’amertume de mes regrets ne me résumera qu’à la douceur de mes souvenirs.
Je regretterai ce que je n’ai pas fait, tout ce que j’aurais dû pouvoir faire ; mais je penserai en même temps que tu es là, toi mon fils, pour me continuer, pour réaliser ce que j’avais seulement projeté ou rêvé.
La mort de l’enfant est accablante et stérile, celle du père, une mort noble comme toutes les morts d’aujourd’hui, apparaît bien au contraire exaltante et féconde.
Comprends-tu maintenant, mon petit gars, tout ce que nous avons mis en vous, nous les pères, à cette heure grave, tout ce que nous attendons de vous, fils de 9 ans, et pourquoi je dis qu’en partant les premiers nous aurions la meilleure part ? Car si Dieu ne permet pas que la fin de la guerre nous réunisse comme autrefois, au lieu du vide affreux, du morne désespoir où m’eût plongé ta perte, ma dernière pensée aura été réconfortante et douce, celle du souvenir et de l’exemple que j’aurai tâché de laisser.
Aux armées, le 16 octobre 1916.
Lieutenant Després. »
Sources :
- Paroles de Poilus, Taillandier Historia, 1998.
- Journal de Marche et des Opérations du 96e régiment d’infanterie.
- Les Poilus, Pierre Miquel, Ed. Terre Humaine Plon.
- 1916, l’année de Verdun, Service historique des armées, Ed. Lavauzelle.
- Site « Wikipedia ».
- Campagne 1914-1918 du 95ème régiment d’infanterie, librairie Chapelot.
- Site Chtimiste.
- NDLR : le 22 août 1914, le général Foch perd le même jour son fils Germain Foch, aspirant au 131e RI et son gendre, Paul Bécourt (il a épousé Marie Foch), capitaine au 26e bataillon de chasseurs. Ils sont morts tous les deux sur le champ de bataille de Lorraine, en Meurthe-et-Moselle.