8 août 2013. La Garenne-Colombes. Rue de l’Aigle. Beau nom quand on est citoyen américain, et que le symbole de son pays est un aigle (un pygargue pour être plus précis) à tête blanche !
Bernard Dargols est donc Américain, depuis qu’un jour de 1944 son supérieur hiérarchique lui a proposé, tout en conservant sa nationalité française. Le parcours jusqu’à cette cérémonie n’avait pas été simple. Celui qui s’en suivit, encore moins…
Machines à coudre.
« Je suis né à Paris en mai 1920. Cela a son importance. Non pas la date en tant que telle, mais parce qu’en France, à cette époque, cela signifiait être appelé à l’armée 20 ans plus tard. En mai 1940 !
Ma famille était dans la machine à coudre. Mon père tenait un atelier d’importation de machines destinées à l’industrie, qui se situait au numéro 8 de la rue des Francs Bourgeois, en plein quartier du Marais. Il était la tête de pont de fabricants américains tels que Dearborn ou Consolidated. Cette affaire marchait bien. Après moi, mes parents eurent deux autres garçons.
A l’école, je n’étais pas le meilleur. Pour moi les résultats étaient, certes importants, mais sans y accorder plus de valeur qu’il ne le fallait. J’affectionnais particulièrement le calcul mental – et ma mémoire a toujours été excellente – et l’anglais. L’une comme l’autre de ces matières me servira plus tard ! En attendant, je collectionnais les prix de camaraderie et cela ne m’empêcha pas de poursuivre ma scolarité au lycée Turgot, préparant les Arts et Métiers. Je me destinais à être Gadzarts.»
A NYC.
« A l’âge de 18 ans, mon père me convoqua dans son bureau. Il m’expliqua que j’étais l’aîné et de ce fait devait un jour reprendre l’affaire familiale. Il n’était pas question d’être un « fils à papa ». Je l’entends encore me faire la morale sur le principe du travail et de l’apprentissage et non du legs et de la cuiller en argent ! Pour se faire, il s’était mis d’accord avec ses fournisseurs et partenaires américains : je partais pour une année de stage aux Amériques. Ainsi, je connaîtrais le métier et serait plus à l’aise en anglais.
Imaginez donc un peu : moi le jeune titi parisien, rêvant devant les photographies de la Grosse Pomme, écoutant la musique de jazz, ne concevant le cinéma qu’Américain, j’étais en plein rêve. J’allais aux Etats-Unis ! Le monde s’ouvrait devant moi.
Je pris le bateau Paris pour New York. Après un passage rapide à Ellis Island – je n’étais pas considéré comme émigrant – je pris mes quartiers chez nos fabricants et reçus un accueil formidable de la part des ouvriers. A l’époque, comme aujourd’hui encore, dire qu’on était Français et qui plus est de Paris, attirait spontanément la sympathie. Et puis, mes cours d’anglais, et la qualité remarquable de mon professeur du Turgot, me permirent de familiariser de suite, même si mon accent « so british » était quelque peu moqué. Dans un premier temps, je fus hébergé chez de lointains cousins, installés dans le borough de Brooklyn. Puis je déménageai dans Manhattan, dans la 108ème West.
Mai 1940 : j’ai vingt ans et la France est en guerre. Je suis appelé par le consulat de France aux Etats-Unis. Je dois passer une visite médicale afin de savoir si je suis apte au service national. Je dois une année à la République et pas question de s’y soustraire. « Ne bougez pas, on vous appellera » me dit-on après les résultats positifs des examens. J’attends toujours… ».
France Libre ou US Army ?
« Un mois plus tard, à l’occasion d’actualités vues au cinéma, je prends conscience de l’effondrement de mon pays. Pis que cela ! A Montoire, dans le centre de la France, le maréchal Pétain vient saluer Adolf Hitler. C’en est trop. Non seulement indigné, j’avais aussi le désir ardent de ma battre pour mon pays. Après quelques renseignements, je sollicite un rendez-vous auprès du représentant new-yorkais de la France Libre. Il s’agissait du colonel Alexandre de Manziarly. Un homme charmant, amputé d’une jambe pendant la Première Guerre mondiale. Il m’explique que la France Libre a besoin d’hommes comme moi. Je peux partir dès que possible en Angleterre et je serai bien accueilli. Je pourrais être rapidement nommé officier, tant le manque d’hommes fait défaut aux troupes du général.
Je m’en retournai auprès de mes amis et leur expliquai la situation. Ils n’appuyèrent pas ma démarche, expliquant pour l’un que les rapports entre de Gaulle et Churchill étaient médiocres – ce qui ne laissait augurer rien de bon – et pour l’autre qu’entre soldats gaullistes et officiers vichystes, cela sentait bien un parfum de guerre civile ! J’attendis et continuais mon travail.
Néanmoins convaincu par la force du général de Gaulle, je fondis une association, la « Jeunesse France Libre » pour soutenir son action. La cotisation était de 25 cents et tous les gens que je connaissais étaient impitoyablement chassés pour devenir membres ! Parmi eux, se trouvait une jeune française, nommée Françoise… Mon soutien se matérialisa également par une lettre d’encouragements que j’écrivis sous le nom de Bernard Darvil – ma famille étant restée à Paris, pas question pour moi de la mettre en danger – et le grand journal New-York Times la publia !
Au lendemain de l’attaque japonaise sur Pearl Harbor, le 7 décembre 1941, le président Franklin Roosevelt déclara la guerre au Japon. De ce fait, les Etats-Unis ayant ouvert la conscription, mes camarades n’hésitèrent pas : ils signèrent presque tous. « Pourquoi ne viendrais-tu pas avec nous ? » me dirent-ils ? De France, j’avais quelques nouvelles via la Croix Rouge établie en Suisse. Les restrictions pour les juifs se multipliaient. Nous sommes juifs. Peu portés sur la religion et plutôt laïcs. Mais pour l’Etat français, peu importait qu’on soit pratiquant ou laïc : on était d’abord juif. Plus question pour moi de tergiverser. Je signais mon engagement dans l’armée américaine. »
Dans l’US Army.
« Au début de 1943, deux choses étaient essentielles pour moi : faire venir ma famille aux Etats-Unis et poursuivre mon engagement. Mon père et mes frères réussirent à fuir la France et passer par Cuba. Ils y restèrent quatorze mois car les autorités américaines exigeaient la constitution de dossiers très complexes – et complets ! – et cela nécessitait des sommes d’argent conséquentes. Les dirigeants de firmes que nous représentions en France prêtèrent les montants exigés à mon père, et lui dirent : « Tu nous rembourseras quand nous aurons gagné la guerre ». Il le fit, au dollar près !
J’intégrai le Fort Dix, centre militaire du New Jersey où je fis mes classes pendant plusieurs mois, puis on m’envoya au Camp Croft en Caroline du Nord où je fus nommé sergent-chef à la Military Intelligence Services, que l’on peut résumer aux termes de « Service des renseignements Militaires ». Elle était composée de trois sections : la première regroupant les Américains d’origine allemande ; la deuxième, faite pour l’interprétation des photographies aériennes – en relief ! – prises en Europe et la troisième, composée des éléments chargés d’interroger les civils français. Nous devions tout apprendre par cœur : le nom des divisions allemandes, leurs compositions, leur armement…
Tout cela me passionnait mais je commençais à douter de mon départ pour l’Europe. D’autant que plusieurs de mes camarades se battaient déjà dans le Pacifique. Et puis, un jour, nous étions en décembre 1943, je reçu un ordre : j’étais envoyé en Angleterre ! C’était sûr : tôt au tard, je reverrais Paris et la Normandie ! J’embarquai sur le Queen Elisabeth et j’arrivai en Ecosse quelques semaines plus tard. De là, je partis pour le Pays de Galles, où se trouvait mon camp d’entraînement. J’y restai près de six mois. Mon rôle consistait à enseigner « La France » aux soldats US !
A la veille de juin 1944, mon supérieur me proposa de devenir citoyen américain, sans pour autant perdre ma nationalité française : « Si tu restes Français, me dit-il, avec ton uniforme US, et que les Allemands te prennent, alors il n’est pas impossible que tu finisses fusillé ! Si tu es Américain, alors ils te considéreront comme un soldat et ils traiteront comme tel ». Je n’hésitai guère plus de quelques secondes ! Avec mon grade de sergent-chef, on me confia deux jeeps, une remorque et six gars à diriger. J’étais rattaché à la prestigieuse 2ème division d’infanterie américaine. »
In the « Indianhead » Infantry Division.
« Forte de 13.000 hommes, la Indianhead – son écusson représente une tête d’Indien – a été formée par le général Pershing, en France, en 1917. Elle a combattu à Bois-Belleau, à Saint-Mihiel et sur la Marne en 1918.
En juin 1944, nous n’étions pas au courant de tout, loin s’en faut, mais on se doutait de quelque chose à voir l’accélération des préparatifs. Nous savions que nous allions prendre le bateau – pour la France ? Pour la Belgique ? – et que ce ne serait pas une croisière. Le 5 juin, on nous fit monter dans un bateau – un Liberty ship – au port de Cardiff. Nous étions tous pétrifiés de peur. Mais quand on a peur à plusieurs centaines d’hommes, on trouve toujours un moyen de se réconforter, d’imaginer qu’on va s’en sortir. Au départ, notre bateau était seul. Et nous restâmes trois jours en mer, mais au fur et à mesure que nous approchâmes des côtes françaises, ce furent des milliers de bateaux qui s’offrirent à nos vues !
Le 8 juin au matin, une formidable canonnade commença. Notre commandement savait que les Allemands, bousculés par les premières vagues du 6 juin, avaient reculés de près de 3 kilomètres. Mais un retour est toujours possible. On nous fit monter dans des barges de débarquement et quelques instants plus tard, je retrouvais le sol de France, à Saint-Laurent-sur-Mer, sur la plage que nous appelions Omaha Beach ! »
La campagne de France.
« Le quartier-général de la division fut installé dans le village de Formigny. Mais auparavant, je fus appelé par le colonel Christiansen, chef du G2, l’unité de renseignement. Avec ma jeep et un MP (« Military Police »), je devais entrer dans Formigny et interroger les habitants : « Les Allemands sont-ils encore dans le coin ? Loin ? Près ? Combien sont-ils ? Demandent-ils à manger ? Ont-ils de l’argent pour payer ? Quelles sont les unités vues ou aperçues ? Quand ils bivouaquent, à quelle heure se lèvent-ils ? Où se trouvent leurs réserves de munition, leurs dépôts de carburant ?… ». En fonction des renseignements que je rapportais, des décisions étaient prises. Ainsi, notre seule jeep pénétra, au pas, dans le village. Nous n’en menions pas large… Aujourd’hui, la petite route que nous avions empruntée de la plage à Formigny porte mon nom !
Plus tard, on me demanda « d’ouvrir » de même les villages de Trévières, Cerisy-la-Forêt, Saint-Georges-d’Elle (près de Saint-Lô), Brétigny… Tout cela en direction de la Bretagne. A chaque fois, je cherchais la ferme dont les bâtis étaient les plus grands. Normalement, c’étaient celles qui pouvaient abriter le plus grand nombre de soldats. A chaque fois, je reçus un accueil délirant : « On vous attendait depuis si longtemps ! ». Pensez-donc : un soldat américain, parlant parfaitement le français, qui conduit une jeep appelée La Bastille, qui distribue du chocolat et des chewing-gums à qui veut bien ! J’étais moi aussi en plein rêve.
Par la suite, la division pris la route de Brest qu’une armée allemande tenait fermement. Les combats durèrent plus d’un mois, entre août et septembre 1944. Puis, toujours, dans le cadre du G2, notre campagne nous porta à Bastogne en Belgique. Mais là, pas de Français à interroger : les habitants ne parlaient que l’allemand ! Aussi, je fus muté sur Paris, dans les anciens locaux de la Kommandantur, place de l’Opéra… Je profitai de mon passage dans la capitale pour visiter ma mère : quatre longues années que je ne l’avais vue… Ma pudeur m’interdit d’en dire plus. »
Retour aux USA.
« Janvier 1946 : je reçus mon ordre de démobilisation. Mais les formalités étaient à remplir à Fort Dix. Je suivis les ordres : bateau à Marseille et retour aux USA. Je retrouvais mon point de départ, puis ma famille à New-York et notre association la « Jeunesse France Libre ». Je retrouvai également la jeune et belle Françoise… que j’épousai quelques semaines plus tard à Manhattan !
Retour en France, où nous reprîmes tous ensemble, notre vie et l’atelier laissé en sommeil pendant ces années terribles. Pas tous d’ailleurs. Plusieurs de mes oncles et tantes avaient été déportées et n’étaient pas rentrés des camps hitlériens.
Avec Françoise, nous eûmes trois enfants, une fille aînée, professeure d’anglais, notre cadette, professeure de français à New-York et notre fils, médecin à Paris, au sein de l’association SOS Médecins.
L’atelier de la rue des Francs Bourgeois se portait bien et notre activité se développa. Associé avec l’un de mes frères, il reprit l’affaire à mon départ en retraite en 1985 ».