La sortie du 19 janvier 1871.
Janvier 1871. Voilà près de quatre mois que les Parisiens sont enfermés par les Prussiens. Face à des conditions de vie devenues inacceptables et devant les exigences de l’ennemi quant aux négociations d’armistice, le gouvernement de la République décide de forcer son destin et d’engager une sortie massive par la redoute de Montretout, Garches et le village de Buzenval, aujourd’hui quartier de la commune de Rueil-Malmaison.
Une force de plusieurs dizaines de milliers d’hommes est rassemblée et groupée en trois colonnes. La sortie a lieu le 19 janvier 1871 au petit matin. Les premières heures de combat sont pleines d’espoir quant à la réussite de l’opération. Mais l’enthousiasme n’est que de courte durée : face à des conditions climatiques dantesques, des troupes bien souvent mal préparées et l’indécision de certains commandants d’unités, la bataille tourne au cauchemar : au soir de la même journée, les Français rentrent dans Paris. Ils ont laissé près 1.200 tués et plus de 2.700 blessés ou disparus, parmi lesquels : le commandant Nismes, le colonel de Rochebrune, le lieutenant-colonel de Montbrison, l’explorateur Gustave Lambert, le jeune peintre Henri Regnault, le marquis de Coriolis (volontaire de soixante-sept ans), le général Colonieu, le général Carey de Bellemare, le général de Miribel.
Le discours d’Henri Martin.
Historien, professeur à la Sorbonne, Henri Martin, alors maire du 16ème arrondissement de Paris (il sera également député puis sénateur de Paris), est un ardent républicain, défenseur de la politique de Thiers. Le 27 janvier 1871, au cimetière de l’Est (Père-Lachaise), Henri Martin prononce l’éloge funèbre des soldats du 72ème bataillon de marche de la Garde natonale. A Buzenval, l’unité a perdu quatre-vingt morts ou blessés :
« Volontaires du 72ème,
Lorsqu’il y a deux mois nous vous avons conduits à votre premier départ, lorsque votre bataillon est allé, le premier entre tous les bataillons de la garde nationale mobilisée, verser son sang pour la patrie, vous avez promis votre dévouement sans réserve à la France et à la République. Vous avez tenu votre promesse jusqu’à la mort, on peut le dire en présence de ces tombes !
Après avoir débuté à Bondy avec la valeur disciplinée de vieux soldats, vous avez supporté bien des jours, bien des semaines, vous et vos frères du 38ème, les rigueurs de ce terrible hiver dans les nuits glacées des tranchées et des avancées, sans que votre constance se soit un moment démentie. Au bout de ces rudes et obscurs travaux, vous appeliez le grand choc, la bataille éclatante. Elle est venue.
Le nom funèbre et glorieux de Buzenval ne s’effacera pas de l’histoire. Guerriers improvisés, vous avez attaqué dans des retranchements formidables les troupes les plus aguerries et les plus fortement organisées de l’Europe. Sous la pluie incessante des balles et des obus, après de longues heures, de sanglants efforts, vous les avez enlevées, ces retranchements, vous les avez gardés jusqu’à la nuit, jusqu’à l’ordre de la retraite, qu’il n’avait pas dépendu de vous de changer en pleine victoire.
C’est là que vous êtes tombé, intrépide Couchot, à l’instant ou, sabre en main, vous vous élanciez vers la barricade ennemie ! Et vous près de lui, excellent Sarra, et vous, Buys, et vous, jeune Mitchell, généreux enfant, mort à dix-sept ans, de la mort des héros, et tant d’autres dont les noms ne reviennent pas à mes lèvres, mais dont mon cœur et les vôtres évoqueront le souvenir.
Et vous aussi, couchés, non pas, il est vrai, dans la froide tombe, mais sur votre lit de douleur, valeureux et loyal Hersent, si digne de commander à des braves, et vous tous, nos chers blessés, qui reviendrez, s’il plait à Dieu, dans nos rangs pour servir encore la patrie, vous qui êtes associés pour toujours, dans notre reconnaissance, aux morts magnanimes objets de nos regrets. Notre reconnaissance, morts et vivants, vous l’avez bien gagnée, en effaçant les hontes du passé et en conquérant l’admiration de nos ennemis !
Le lendemain de la bataille, lorsque des pourparlers eurent lieu afin de relever les morts et les blessés : « Quelles étaient donc, demanda un officier ennemi, ces troupes de réserve que vous avez mises en ligne hier, pour la première fois ? Quel élan et quelle fermeté ! Comment ne vous en êtes-vous pas servis plus tôt ? »
Ces troupes de réserve, répondit-on, ce sont des ouvriers, des bourgeois, des boutiquiers, des artistes, la plupart arrachés d’hier à leurs paisibles travaux, et qui ne les eussent jamais quittés si vous n’eussiez envahi leur patrie et menacé leurs foyers ! Je parlais de la reconnaissance de la patrie. Oui, elle vous est bien due, à vous et à toute la garde nationale de Paris.
Cette impression produite sur l’ennemi, elle n’a pas été stérile ! Cet adversaire que n’arrête nul sentiment de droit ni d’humanité, qui ne respecte ni les temples, quoiqu’il ait sans cesse à la bouche le nom du Dieu des chrétiens, ni les monuments de la science et des arts, quoiqu’il se dise le peuple scientifique par excellence, cet adversaire qui écrase les hôpitaux sous ses obus et immole sans remords les femmes et les enfants, s’est arrêté devant une seule chose, devant votre courage ! Le courage est la seule chose que respectaient les anciens barbares et que respectent les nouveaux ! L’Allemand a compris ce qu’enfanterait de terrible et d’inouï notre sublime désespoir, si à notre malheur il prétendait ajouter l’outrage ; et il s’arrête aux pieds de nos murs.
Grâce à vous, gardes nationaux de Paris, Paris gardera ses foyers inviolés et ses armes. Vous ne rendrez vos fusils à personne, ni à un conquérant étranger, ni à un tyran intérieur. Dans l’excès de nos maux, vous avez sauvé le plus grand des biens, l’honneur. L’honneur de Paris est sauvé et sauvera la République.
Grâce à vous, l’événement a prouvé que Paris, invincible par les armes, ne pouvait être vaincu que par la faim, et que même à la faim il ne céderait pas son honneur. La garde nationale n’a pas seulement sauvé l’honneur, elle a assuré l’avenir par deux choses : elle a montré, en devenant en trois mois ce que nous la voyons être, elle a montré ce que devait être le citoyen-soldat, ce que pouvait et devait devenir la nation armée quand elle ajouterait à l’élan, hélas ! trop tardif, de ces derniers mois la complète éducation civique qui doit prendre l’homme dès l’enfance pour le préparer à servir sous toutes les formes sa patrie.
La garde nationale n’a pas moins assuré l’avenir parmi les calamités du présent, en mêlant dans ses rangs, sous le feu de l’ennemi, toutes les conditions, toutes les opinions. Voyez ce 16ème régiment parisien dont notre arrondissement a eu l’honneur de fournir le noyau, notre 72ème bataillon, et le vaillant et habile colonel. Dans tel bataillon domine l’élément ouvrier ; dans d’autres, l’élément bourgeois ; ici, on était républicain la veille ; là, de telle ou telle opinion conservatrice. Tous ces hommes d’origine diverse ont mêlé leur sang sur les mêmes champs de bataille, contre le même ennemi ; ils ont au cœur le même amour pour la mère commune, pour la patrie désolée, déchirée, plus aimée à mesure qu’elle n’est plus malheureuse. Ces frères, qui se sont reconnus frères pour la commune douleur et devant la mort, peuvent-ils désormais se haïr ?
Il y a peu de mois, la France, dans son apparente prospérité et dans sa malsaine richesse, allait par la discorde à la ruine. On pouvait douter qu’elle eût un lendemain. Aujourd’hui, la France ruinée, sanglante, mutilée, est sûre de l’avenir, parce que l’excès du malheur a refait son unité. La république de 1870 ne sera pas la république d’un parti ; elle sera, comme le dit nom même de république, la chose de tous : de ceux qui l’acceptent loyalement aujourd’hui comme ceux qui l’appelaient hier. Elle les embrassera tous dans son large sein.
Union – oui ! – union de toutes les pensées, de tous les cœurs, pour l’œuvre de la résurrection nationale ! A cette union, une seule exception ! Un despotisme corrompu et corrupteur, après avoir désorganisé et dégradé la France, a jeté sur elle le fléau de l’invasion ! Sur lui seul les malédictions des épouses et des mères ! Sur lui seul ces larmes des familles en deuil, qui, dans une funèbre cérémonie, perçaient hier nos âmes comme des glaives !
Que si, par impossible, d’odieux complots tentaient de nous ramener un régime et une race à jamais maudits, que leurs fauteurs, seuls exceptés de cette grande union de la France que nous appelons et que nous aurons, disparaissent à l’instant sous vos bras vengeurs ! Jurons tous, devant ces morts glorieux qui ont donné leur vie pour racheter la France des hontes de l’Empire, jurons de la préserver désormais, cette patrie infortunée, des souillures du despotisme et du régime abhorré des Bonaparte !
Vive la République !
Vive la patrie qui ne veut pas mourir !
Vive la France, dont l’âme s’est relevée et dont la grandeur se relèvera ! »