Pierre Carraz, membre du Souvenir Français de Bois-Colombes, a été officier des Affaires algériennes. Voici le compte rendu d’une visite effectuée le 6 juin 1960 dans le Sahara. Il convient de restituer le cadre de cette année-là en Algérie. Après l’espoir de 1958 et la victoire militaire de « l’Opération Jumelles » l’année suivante, le doute s’est installé : le général de Gaulle n’a-t-il pas évoqué « l’autodétermination » pour le peuple algérien ? La récente découverte d’immenses champs de pétrole et de gaz, et leur exploitation, permet un instant d’imaginer une nouvelle et possible solution française pour l’Algérie…
« Le 6 juin 1960, un coup de téléphone de la préfecture d’Alger : le cabinet des Affaires algériennes m’avise que le 11 juin, je serai de la partie pour un voyage – ou plutôt une visite au « puits du bonheur » à Hassi Messaoud. Départ à 6h à l’aérodrome militaire de Maison Blanche, avec retour le soir même. L’attaché du cabinet me précise de ne pas oublier les subsides : achat de pellicules photos, prise en compte de l’appareil photographique de la SAS (Section Administrative Spécialisée). Me voilà prêt pour aller visiter le pays de la soif !
Le samedi 11 : débout de grand matin. Je me rends en jeep à l’aérodrome où des 6 heures une vingtaine d’officiers des Affaires algériennes attendent déjà. Je me présente. Le commandant Faret dirige les opérations. De petits groupes se forment. Tout le monde se connait, l’Algérie est finalement « petite » pour ces globe-trotters. Chacun parle de ses difficultés dans l’implantation des SAS : « Dans mon patelin, dit l’un d’entre-nous, le frère du maire a des propriétés. Quelle diplomatie dois-je faire ! Je te prie de me croire qu’il y a une différence avec la belle Kabylie que j’ai connue auparavant ! ». Mais nous sommes heureux de nous retrouver entre nous et les bonnes blagues comme les bons souvenirs sont rappelés à tous propos.
L’heure tourne. Peu à peu, les rangs grossissent et à 8 heures, nous somme toujours devant la salle de réception au nombre d’une soixantaine, attendant le moment du départ. Une formalité : la pesée ! Il s’agit d’une grosse balance qui indique un peu plus que son poids, ce qui inquiète quelques officiers qui n’ont guère l’habitude de faire de longues marches ! Enfin, un haut-parleur nous indique que le moment est venu d’embarquer.
Sur la piste, les Nord-Atlas 2501 sont alignés : bien entendu, c’est celui à la carlingue jaunâtre qui sera notre oiseau migrateur. Une charmante hôtesse de l’armée de l’air fait l’appel avant le départ. L’avion est commandé par un commandant de l’air, assisté de deux sergents-chefs, d’un mécanicien et d’un radio. Quelques aviateurs de la base prennent également place à bord avec nous. Les moteurs vrombissent, l’avion se dirige vers la piste d’envol. Les moteurs grondent de plus en plus ; par les hublots, nous observons une hélice qui semble vouloir couper la carlingue ! Le bruit est infernal, l’intérieur de mes oreilles commence à se compresser. Enfin, nous prenons de la vitesse et nous décollons…
Maintenant la base est un tout petit champ, la route nationale 5 un fil, et les maisons de simples pions qu’on a déposé par hasard. Direction sud-est. Le mécanicien nous annonce : « Vous allez effectuer, à l’altitude de 1 300 mètres un voyage de deux heures et demie, à la vitesse de 300 km/h ». Le calcul est vite fait : il y a au moins 1 000 km jusqu’à notre destination. Un chef de SAS, de la région d’Aumale, vient de reconnaitre son petit « bordj », au sommet d’une colline. Nous prenons donc une direction un peu déviée de l’avis des routiers : Alger, Blida, Médéa, Djelfa, Ghardaia, Ouargla, Hassi-Messaoud. Un courant d’air parcourt la carlingue : le Sahara serait-il le pays des glaciers ? Certes, non. Simplement, la nuit a dû être froide et nous parcourons des zones aériennes fraîches. C’est tout de même abrutissant d’entendre constamment ce bruit sourd. Et l’avion est quelque peu secoué (il le sera encore plus au retour).
Une feuille circule pour faire valoir ses services aériens. Quelques officies s’inscrivent. Des revues et des journaux (comme le Bled) circulent. Après les Hauts Plateaux et l’Atlas saharien, nous atteignons la grande étendue jaune : pas d’habitation, pas de piste, aucun point d’eau, aucune végétation…
Bientôt une grande tache verte dans le désert : c’est une oasis et une grande piste qui semble carrossable. Des mouvements de camions apparaissent. Je comprends que le métier de routier n’est pas de tout repos sur ces routes droites et ensoleillées à l’excès. Là, une petite maisonnette qui se déplace lentement : ce sont des constructions préfabriquées que l’on monte à Alger et qu’on amène toutes faites. La traversée des sables est assez longue, de trente minutes à trois quarts d’heure. Que sera Hassi-Messaoud ? Une ville ? Un douar ? Pourtant, un officier SAS est installé dans cette région désertique.
Bientôt, notre avion perd en altitude. L’observateur nous demande d’attacher notre ceinture. L’atterrissage, que nous suivons au hublot, se fait en douceur. Mais quelle différence avec les pistes de Maison Blanche !
L’aérodrome d’Irara n’est pas vraiment encombré. Un DC3 d’Air France est sur la piste. Il doit assurer la liaison avec la côte. Les portières de 2501 s’ouvrent au désert et déversent le flot d’officiers avides de connaître les secrets de cette contrée lointaine. Un coup d’œil environnant permet de nous rendre compte qu’aux alentours, c’est le vide et que l’agglomération n’est pas proche. Par ci, par là, de grandes buttes de sable surgissent et donnent l’illusion de petites montagnes. Une chaleur oppressante s’abat sur notre groupe. Il est dix heures du matin et sans doute la température avoisine les 30 degrés. Dans deux heures, elle sera plus élevée.
Le commandant Faret prend contact avec de jeunes civils qui nous attendent. Les installations de cet aérodrome ne sont pas importantes : un seul bâtiment et une tour de contrôle vraiment peu élevée, faisant aussi office de bar-buffet. Nous ne voyons aucune sentinelle en faction. Cela surprend les officiers. Ici, y aurait-il une trêve ou les hommes doivent plutôt lutter contre la chaleur ? Nous longeons une plantation assez importante de lauriers roses, protégés par de jeunes pousses de roseaux groupés en haies, une prouesse dans cette civilisation de solitude.
Un jeune homme, notre hôte envoyé par la Compagnie de Pétrole SN Repal, nous explique que dans ce désert il y a facilement de l’eau mais qu’il faut la puiser à grande profondeur. Nous prenons place dans un autocar de la Satac, qui nous conduit au puits MDH 101, base d’origine de la SN Repal. Nous parcourons de longues routes goudronnées et surélevées qui traversent l’étendue désertique. Sur le côté, des panneaux indicateurs, des bornes toutes neuves donnant l’impression d’un endroit fictif, une véritable maquette. Cette image se renforce à notre arrivée au centre de production.
Tiens ? Une 2Cv Citroën ! Cela nous ramène à la réalité.
Nous apercevons sur notre gauche de longs panaches de fumées, sortis de longues cheminées qui crachent le feu. Ce sont les torchères que nous avions survolées en avion. Nous arrivons à la base de la SN Repal, où nous nous empressons d’entrer pour nous abriter dans une baraque climatisée. Tout près se trouvent un réservoir, ou plutôt des tuyaux de canalisations, entourés d’une clôture. On nous donne des indications précises sur la latitude, la température, la profondeur des puits. Nous voyons deux ingénieurs préparant le mélange boueux dont la densité devra assurer une résistance supérieur à la pression du pétrole qui devra jaillir.
En face, dans le lointain, brûlent des torchères, indiquant la présence d’un autre puits. Mais nous écoutons notre hôte avec attention nous donner toutes les explications techniques sur Hassi-Messaoud et son pétrole. Des cartes murales électriques, des graphiques nous donnent la situation réelle des productions et des puits. A ces données s’ajoutent des chiffres sur les projets futurs. Avec pour conclusion : « Le pétrole est une réalité sur laquelle il faut et il faudra compter. C’est un poids important dans la balance pour le règlement du conflit ».
Après cette passionnante visite, nous sommes raccompagnés à 14 heures vers l’aérodrome et nous regagnons notre Nord-Atlas pour le voyage du retour. Il est temps pour moi d’écrire mon rapport, depuis ma SAS des Ouled Sultan ».
Aux Accords d’Evian, le pétrole et le gaz algériens, après d’âpres discussions, seront cédés à l’Algérie.