Pendant des années, Jacqueline et Roger Foveau ont été particulièrement appréciés des habitants d’Issy-les-Moulineaux. Ils géraient une association « Issy Entr’Aide » d’occupations ludiques pour les aînés et s’occupaient de la prévention routière pour les jeunes élèves des écoles élémentaires de la ville. Malheureusement, Roger a disparu il y a trois ans et son épouse Jacqueline l’a suivi en ce début de printemps.
Au cours de plusieurs entretiens, qui se sont déroulés dans l’été 2007, Roger et Jacqueline ont raconté leur exode puis la Libération de Paris au Souvenir Français d’Issy-les-Moulineaux.
Jacqueline Foveau :
« En 1940, j’avais huit ans. J’étais à Saint-Denis. Avec mes parents et mon frère, nous habitions près du square Pierre de Geyter (le musicien de l’Internationale), à côté de la basilique. A l’école, j’étais chez les Sœurs de la Compassion. Il n’y avait rien de très gai dans tout cela. Nous étions des jeunes filles sérieuses. Puis arriva la guerre. Tout changea alors. D’abord la « Drôle de guerre », qui était pour nous un jeu mais aussi une angoisse. Il y avait tout le temps des alertes. Alors, il fallait descendre dans la cave, prendre au passage les masques à gaz que la mairie nous avait distribués. Et puis on attendait, sans vraiment savoir ce qui allait se passer. Du haut de mes huit ans, c’était pour moi une aventure. D’autant que pour avoir des informations, nous allions au cinéma. Nous étions dans l’irréalité.
Vint le mois de mai : les Allemands envahirent notre cher pays. Les nouvelles étaient horribles. L’Armée française était partout bousculée, défaite. Mon père était très inquiet. Il se cachait pour pleurer. A l’usine, on lui demandait de continuer, autant que possible, de travailler comme si de rien n’était. Et les troupes du Reich arrivèrent dans Saint-Denis. Les soldats se placèrent partout en ville ; prenant position à la mairie, dans les usines. Ainsi, mon père, bien entendu sans le vouloir – et comment résister ? – travailla pour eux, car la production était directement envoyée de l’autre côté du Rhin.
Dans notre vie quotidienne, les bouleversements furent immédiats : tout était réquisitionné. On commença à manquer. On découvrit les tickets de rationnement. Il fallait attendre des heures pour avoir un morceau de viande, du pain. On nous distribuait les fameux tickets, mais cela ne suffisait pas. Mon père échangeait des bons pour du tabac contre du lait, dont je me rappelle même la marque : Guigoz !
Et puis, à l’école, l’atmosphère changea. Le temps de l’insouciance était bien vite passé pour faire place à une réalité pour le moins terrible. Un matin je vis arriver une de mes camarades en pleurs. Elle me raconta comment son père avait été arrêté et fusillé pour acte de résistance.
Je me souviens aussi de la rafle des juifs – des Français bien entendu – de 1942. Celle qui allait plus tard s’appeler « La rafle du Vel d’Hiv ». C’était en juillet 1942. Il faisait une chaleur épouvantable. Ce fut quelque chose d’inimaginable. Je n’osais poser des questions. Quand ils voient que c’est grave, les enfants ne posent pas de questions. Je connaissais bien l’endroit pour y être souvent allée avec mon papy. Il était un fan de vélo. A Saint-Denis comme dans Paris, nous vîmes la police française et la Gestapo entrer dans les immeubles, rechercher des juifs. Un monde de fous.
Manquant de tout, persuadée que nous pouvions être arrêtés d’un moment à l’autre – c’était le temps du STO (Service du Travail Obligatoire) – nous décidâmes de partir dans le sud, en Zone libre, au Puy en Velay, où des amis avaient une grande maison. Alors, nous laissâmes mon grand-père paternel pour veiller sur notre appartement et nous partîmes, mon père, ma mère, mon frère, mes deux grands-mères, entassés dans notre voiture, sur les routes de France.
Peu avant la ligne de démarcation, un gars nous héla : « Ne prenez pas cette route, elle est bouchée. Passez à droite, c’est à couvert ». Bien nous en pris : moins d’un quart d’heure plus tard, nous entendions des avions foncer sur la route. Le bruit fut épouvantable ; une sorte de sirène qui vous glaçait le sang. Des balles passèrent à quelques dizaines de mètres de nous. Des morts partout. Des gens que nous avions vus quelques instants plus tôt : ils étaient là. Par terre. Allongés dans des flaques de sang.
Nous nous installâmes au Puy-en-Velay pour quelques mois. On survivait au jour le jour. Là aussi, beaucoup de gens manquaient de tout. Si la vie n’était pas meilleure en Haute-Loire, autant rentrer. Nous optâmes pour Pontoise où nous connaissions des personnes. Avec mon frère, me voilà inscrite à une nouvelle école, au milieu d’enfants que je ne connaissais pas. Mon père retourna à Saint-Denis, voir ce qu’il est advenu du grand-père. Par miracle, il allait bien.
Plus d’une année passa. Les postes de radio nous donnaient des informations. L’Armée allemande allait de défaite en défaite. Puis arriva le Débarquement de Normandie. Enfin, un matin d’août 1944, je vis arriver des soldats français. C’était le délire. Nous pleurions de joie. Des gens sortaient avec des drapeaux. Un jeune gars s’approcha de moi, jeune adolescente. Nous sympathisâmes. Il me demanda d’être sa marraine de guerre. Comment refuser ? Mon filleul, bien que plus âgé que moi, repartit deux jours plus tard pour l’Est. Il avait une guerre à continuer. Et nous restâmes amis. Nous le sommes toujours restés. Aujourd’hui, il a 83 ans, il habite le sud de la France et se porte merveilleusement bien.
Puis ce fut au tour des Américains d’entrer dans Saint-Denis. D’eux, je me souviens surtout m’être gavée de chocolat et de chewing-gums. Et puis, il y eut des bas nylons. Quelle révolution ! Je conservai ma première paire plus d’un an.
Après la guerre, j’entrai comme sténodactylo à la Société Générale d’Entreprise, rue du Faubourg Saint Honoré, en face de l’Elysée (j’y ai vu Vincent Auriol). C’est là que je rencontrai Roger, qui faisait un stage.»
Roger Foveau :
« Je suis un gars du Nord, un Ch’ti, né en 1929, à Saint-Saulve. Ma mère était gouvernante et mon père jardinier. Nous étions logés dans la maison de la famille Billiet, grande famille du Nord – Jules Billiet a été maire de Valenciennes de 1919 à 1925. Cette famille avait neuf enfants ; et moi, j’étais enfant unique.
1939 : mon père est mobilisé. Je ne le reverrai plus pendant cinq ans. Dès les premiers combats, il a été fait prisonnier. Comment voulez-vous résister quand vous êtes cavalier et qu’on vous demande de charger face à des chars ennemis ? Pris, il part en Allemagne et restera dans une ferme jusqu’en 1945.
Les informations sont alarmantes. Les troupes du Reich arrivent. Il faut nous sauver au plus vite. Monsieur Billiet décide de rester dans la maison familiale ; ma mère, Madame Billiet, les enfants et moi prenons les voitures. Nous partons pour Brest, où nous devons être hébergés chez des amis. Et c’est dans cette ville que j’ai vu « mon » premier soldat allemand.
Finalement, nous rentrons à Valenciennes puis à Paris. Mr Billiet étant Président de la Bonneterie de France, dont le siège est à Paris, nous logeons dans l’immeuble du boulevard de Strasbourg. Les Billiet occupent le second étage, quant à ma mère et moi, nous nous installons au 3ème étage. Comme tous les enfants, je vais à l’école. Mon quotidien est difficile, nous manquons un peu. Mais je n’ai pas le souvenir d’avoir été réellement privé. J’étais chanceux.
Pour moi, la Seconde Guerre mondiale, ce sont surtout deux moments inoubliables. L’un est affreux : ce sont les femmes tondues puis fusillées devant la mairie du 10ème arrondissement. D’ailleurs, on peut encore voir les traces des balles.
Le second, c’est l’arrivée du général de Gaulle à la Hôtel de Ville. Là où il a tenu ces paroles extraordinaires : « Paris outragé ! Paris brisé ! Paris martyrisé ! Mais Paris libéré, libéré par lui-même, libéré par son peuple, avec le concours des armées de la France, avec l'appui et le concours de la France tout entière, de la France qui se bat, de la seule France, de la vraie France, de la France éternelle. »
J’y étais ! Oh, bien entendu, je n’étais pas placé à côté du général. Mais dans la foule, tout proche, il y avait là un jeune gars et c’était moi !
Après la guerre, j’ai préparé un concours pour entrer à l’Ecole des travaux publics et j’en suis sorti ingénieur en 1950. J’ai commencé par faire un stage dans l’Est (où je me suis occupé de l’application du plan Marshall) puis un second stage dans la fameuse Société Générale d’Entreprise (qui appartient aujourd’hui à Vinci). Et, j’ai rencontré la Jacqueline.
Nous nous sommes mariés, à Saint-Denis, dans la basilique, et nous avons eu trois enfants : Jean-Michel, Eric et le petit dernier, Patrick. »
Sources :
- Archives du Souvenir Français d’Issy-Vanves.
- Crédit photographique : Souvenir Français d’Issy-Vanves.