Christophe Forcari est journaliste. Il travaille depuis des années pour le journal Libération. Et il est aussi commandant dans la Réserve Citoyenne du Gouverneur Militaire de Paris, au sein du Groupe Communication Evénements.
Dans le cadre du Centenaire de la fin de la Première Guerre mondiale, Christophe a écrit une série d’articles pour le journal Libération. Il a eu la gentillesse de nous permettre la reproduction de celui-ci.
« Grande Guerre : les écrivains étrangers dans les tranchées », par Christophe Forcari.
Le 2 août 1914, un appel «à tous les volontaires étrangers» paraît dans les plus grands journaux parisiens, le Matin, le Figaro, le Gaulois et le Temps. «Des étrangers amis de la France qui, pendant leur séjour en France, ont appris à l’aimer et à la chérir comme une seconde patrie, sentent le devoir impérieux de lui offrir leurs bras.» L’auteur de ce texte est un citoyen suisse, Frédéric Sauser, plus connu sous le nom d’écrivain de Blaise Cendrars, naturalisé français en 1916. Un texte prémonitoire pour celui qui perdra un bras à la guerre le 28 septembre 1915. Il en livrera plus tard un livre la Main coupée.
Cette «levée aux armes» dans l’esprit de 1792 suscite la vocation de près de 8 000 étrangers – Russes, Italiens, Suisses et Alsaciens –, alors sous la coupe allemande. Ils furent près de 30 000 à s’engager pendant toute la durée du conflit. Pour partir au front, une seule solution : s’engager sous le fanion vert et rouge de la Légion étrangère, la seule armée qui prend sous l’uniforme français toutes les nationalités. Aujourd’hui encore.
«Garibaldiens».
En novembre 1914, un régiment de marche est créé, rattaché au 1er étranger. Seuls des Italiens le composent. Son chef de corps est le lieutenant Giuseppe, dit «Peppino» Garibaldi, petit-fils du père de la réunification italienne. Deux autres de ses frères y signent leur engagement, Bruno et Constante. Le premier est tué en 1914 et le second au tout début de l’année 1915. De là viendra le surnom héroïque et prestigieux de «régiment des garibaldiens». Il comptera jusqu’à 2 200 hommes. Ils ont combattu dans l’Argonne, la Marne et la Meuse, où un monument leur a été élevé et où ils reposent sur la terre de France dans un cimetière dédié.
En 1915, quatre mois après leur entrée en guerre, seule la moitié de ces hommes ont survécu. Le régiment est dissous en mars 1915 lors de l’entrée en guerre de l’Italie. Ceux qui sont devenus des Poilus dans les tranchées boueuses rejoignent alors les rangs de leur armée d’origine. Dans les rangs de ces «volontaires étrangers engagés pendant la durée de la guerre», ainsi que le mentionnait leur contrat, figure au rôle des effectifs l’écrivain italien Curzio Malaparte, auteur de Kaputt et de la Peau, engagé à 16 ans en trichant sur son âge et gazé aux Chemins des dames en 1917, décoré de la croix de guerre avec palme. Comme une partie des anciens combattants italiens, il rejoindra les rangs des «chemises noires». Le dernier poilu français, Lazare Ponticelli, mort en décembre 2008 à l’âge de 111 ans, aura été une des dernières «chemises rouges», le signe de ralliement des garibaldiens au temps du «risorgemento» et aussi le dernier de cette courte épopée.
Blaise Cendrars suit le même chemin. Il rejoint les rangs du 3e régiment de marche du 1er étranger après avoir signé son engagement au sein de la Légion étrangère le 3 septembre 1914.
Ecrire après
Le 28 septembre 1915, lors de la grande offensive de Champagne, pendant l’assaut de la ferme Navarin, Cendrars perd son bras droit haché par une rafale de mitrailleuse. Amputé au niveau du coude, il connaît alors la longue litanie des hôpitaux de campagne, la vacuité de la vie de ces milliers de blessés, de ces gueules cassées qui vaquent dans ces lieux aux relents méphitiques. Cendrars, l’écrivain, s’y astreindra à écrire de la main gauche. Et quand il y parviendra, ce sera pour poétiser la perte de cette main, perdue dans la constellation d’Orion. «Orion/ C’est mon étoile/ Elle a la forme d’une main/ C’est ma main montée au ciel.»
L’écriture reviendra après le temps des souffrances. «On est combattant ou l’on est écrivain. Quand on écrit, on ne combat pas à coups de fusil et quand on tire des coups de fusil, on n’écrit pas, on écrit après.» Shrapnells sera le seul de ses recueils de poésie écrit pendant son séjour au front. S’il ne livre pas un récit de sa guerre, à part peut-être «j’ai tué» et «la main coupée», celle-ci irrigue chacun de ses romans comme dans Moravagine, où le futur bourlingueur du Transibérien fait de l’éventreur du roman son double obscur : «Ni de jour, ni de nuit, il ne m’a jamais quitté dans la vie anonyme des tranchées.» Pour Cendrars, les nuits sans sommeil s’éternisent sous «une voûte d’obus. Une arche s’ouvre sur nos têtes. Les sons en sortent par couple, mâle et femelle. […] Chimères d’acier et mastodonte en rut. Bouche apocalyptique, poche ouverte, d’où plongent des mots inarticulés, énormes comme des baleines saoules. Cela s’enchaîne, forme des phrases, prend une signification, redouble d’intensité. Cela se précise.» Au contraire des Genevoix, Dorgelès ou Barbusse, Cendrars ne livre pas de récit. Il poétise sa guerre et les figures qui l’entourent, la transfigure pour mieux s’en détacher. Comme un exorcisme ou mieux un envoi aux étoiles, vers Orion, de ce qu’il a vécu dans sa chair, lui l’homme à «la main coupée».
«Rendez-vous avec la mort».
Cendrars, grande gueule et figure à la Kessel d’aventurier poète, figure dans la Pléiade. Mais d’autres auteurs étrangers morts au front seront restés dans un relatif anonymat, un confinement où seuls quelques initiés ont suivi. Ainsi Alan Seeger, diplômé en littérature de l’université d’Harvard en 1910. Il s’installe à Paris en 1912. Un buste est érigé non loin de l’ambassade américaine à Paris où quelques rares personnes viennent encore lui rendre hommage. Au moment de la déclaration de guerre, il défile à la tête des Américains de Paris en brandissant la bannière étoilée. Les Etats-Unis n’entreront dans le premier conflit mondial que trois ans plus tard, en 1917. Alan Seeger aussi s’engage en coiffant le képi blanc au sein du 2e régiment de marche du 2e étranger. Les champs de bataille de la Marne, les marais de Saint-Gond, le Chemin des dames en 1915, la Champagne puis la Somme… Rien ne lui sera épargné comme à tous ceux qui, étrangers, ont servi de troupes d’assaut en lieu et place des effectifs de la régulière de l’armée française. Ironie de l’histoire, Alan Seeger tombe à Belloy-en-Santerre dans la Somme le jour de la fête nationale américaine, le 4 juillet 1916. Il avait 28 ans. Aucune tombe ne porte son nom. Sans doute a-t-il été inhumé au sein d’une fosse commune.
Pendant la guerre, il écrit des poèmes publiés en 1918 dont l’un des plus connus et au titre funeste s’intitule : «J’ai rendez-vous avec la mort.» «J’ai un rendez-vous avec la Mort/ Sur quelque barricade âprement disputée/ Quand le printemps revient avec son ombre frémissante/ Et quand l’air est rempli des fleurs du pommier/ J’ai un rendez-vous avec la Mort/ Quand le printemps ramène les beaux jours bleus/ Dieu sait qu’il vaudrait mieux être au profond/ Des oreillers de soie et de duvet parfumé/ Où l’amour palpite dans le plus délicieux sommeil/ Pouls contre pouls et souffle contre souffle/ Où les réveils apaisés sont doux/ Mais j’ai un rendez-vous avec la Mort/ A minuit, dans quelque ville en flammes/ Quand le printemps revient vers le nord cette année/ Et je suis fidèle à ma parole/ Je ne manquerai pas ce rendez-vous.»
La mort l’aura trouvé à l’heure du rendez-vous.
Sources :
- Journal Libération.
- Crédit photographique : Staff. AFP