Photo datant du 22 février 1947 du Congrès pour l'organisation de la sécurité sociale au Parc des expositions de la porte de Versailles à Paris. Photo AFP
L’histoire ne se répète jamais. Elle balbutie parfois et fait sens le plus souvent. Elle se télescope avec le présent et percute notre quotidien. Souvent en empruntant des chemins buissonniers pour mieux se rappeler à notre bon souvenir. Elle ravive la mémoire des hommes qui l’ont souvent défaillante.
Un vieux syndicaliste de Force ouvrière, blanchi sous le harnais du paritarisme et des nuits de négociations jusqu’au petit matin, avait coutume de dire qu’il n’aimait pas quand «un gouvernement prononce le mot de réforme. Il y a des chevaux de réforme que l’on envoie à l’abattoir. Quand les militaires parlent de réformer certains matériels, c’est qu’ils sont devenus trop vieux et bons à être envoyés à la casse». Le 12 septembre 1946, la loi sur l’assurance vieillesse était votée. Soixante-dix ans et des poussières après sa promulgation, cette loi qui avait pour ambition d’assurer des jours heureux aux vieux travailleurs, serait-elle devenue bonne à être mise au rebut ?
L’idée d’un régime de retraite pour tous les travailleurs figurait en toutes lettres dans la charte du Conseil national de la Résistance rédigée le 15 mars 1944. Elle stipulait qu'«un plan complet de sécurité sociale, visant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence, dans tous les cas où ils sont incapables de se les procurer par le travail, avec gestion appartenant aux représentants des intéressés et de l’Etat», c’est-à-dire par les syndicats de salariés et représentants du patronat. Un texte issu des discussions entre les représentants des différents mouvements de résistance, élaboré par une vraie consultation nationale mais sans tintamarre celle-là, dans le plus grand secret entre quelques hommes.
Ambition.
A la Libération, deux hommes seront chargés de mettre en œuvre ce plan ambitieux. D’un côté, il y a le politique, Ambroise Croizat, l’ouvrier ajusteur entré en usine dès l’âge de 13 ans, adhérent du Parti communiste dès sa fondation en 1920, dirigeant des jeunesses du parti de 1920 à 1928. En 1936, il devient secrétaire général de la Fédération des métallurgistes, une citadelle au sein de la CGT qui regroupe plus de 20% des effectifs du syndicat. Il fait également son entrée au palais Bourbon comme député de la quatorzième circonscription du département de la Seine. Arrêté en 1939, déchu de son mandat, il est incarcéré dans la prison d’Alger. Libéré trois mois après le débarquement allié en Afrique du Nord, il participe alors aux travaux de l’Assemblée consultative provisoire. A la Libération, il est élu dans les deux assemblées constituantes successives. Il devient ministre du Travail du Général de Gaulle, chef du gouvernement provisoire de la République française puis ministre du Travail et de la Sécurité sociale jusqu’en 47, date à laquelle prend fin la participation des communistes au gouvernement.
Son bilan ne se limite pas à la mise en place de la Sécu. Il modernise le droit du travail avec les comités d’entreprise, la médecine du travail et la réglementation des heures supplémentaires. Une œuvre sociale immense. Un an avant sa mort d’un cancer du poumon en 1951, il déclarait, à la tribune de l’Assemblée nationale, que «jamais nous ne tolérerons que ne soit renié un seul des avantages de la Sécurité sociale. Nous défendrons à en mourir et avec la dernière énergie, cette loi humaine et de progrès…».
Union nationale.
Pour l’épauler dans cette tâche se trouve un techno, Pierre Laroque, alors jeune conseiller d’Etat, un grand échalas, long comme un jour sans pain. En 1941, il rejoint Londres et les Forces françaises libres. Trois ans plus tard, promu commandant et officier de liaison administratif, il débarque à Courseulles-sur-Mer, en Normandie, avec le général de Gaulle. Premier pas dans la remise en place de l’appareil d’Etat qu’il contribuera avec une poignée d’autres à redresser. Jeune étudiant en droit, il avait été l’un des premiers à suivre la mise en place du plan Beveridge, qui créait les assurances sociales britanniques. «A la Libération, Alexandre Parodi, alors délégué général du gouvernement provisoire de la République française, me convoque et me demande de prendre en charge la direction des assurances sociales. J’accepte à la condition de pouvoir mettre en place une véritable sécurité sociale. Parodi m’a répondu que c’est bien ainsi qu’il l’entendait», racontait-il en 1995, alors âgé de 87 ans.
Dans ces années d’après-guerre, la France cultive le mythe d’une union nationale pour faire oublier les meurtrissures du régime de Vichy. En posant les premières pierres de la Sécurité sociale universelle, le communiste et le gaulliste rêvent ainsi de fonder une véritable démocratie sociale réunissant patrons et salariés autour de la même table. Un vœu pieux. Les dernières élections à la Sécurité sociale se tiendront en 1983. La gestion paritaire de la Sécu s’est peu à peu vidée de sa substance.
Les marins de Colbert.
En 1946, les débats à l’Assemblée nationale portent sur l’universalité de cette assurance retraite et déjà sur la remise en cause de «régimes spéciaux» dont la naissance remonte parfois à très loin. Le premier a ainsi vu le jour sous le règne de… Louis XIV. Colbert met en place un régime de retraite pour la marine royale afin de favoriser le recrutement des marins alors que la France lance ses navires sur les océans.
Tout au long des XVIIIe et XIXe siècles se mettent en place des sociétés de secours mutuelles, corporation par corporation. Celle des ouvriers typographes, par exemple, voit le jour en 1839. Elles compteront plus de 5 millions de membres en 1913. Mais les syndicats mettent également la pression sur les pouvoirs publics pour leur demander d’intervenir. En 1894, la loi sur la retraite des mineurs est votée et celle pour les cheminots le sera en 1909.
En 1995, Alain Juppé, alors Premier ministre de Jacques Chirac, lance une immense réforme sur deux tableaux. Il veut d’une part un chamboulement profond des règles de fonctionnement de l’assurance maladie souffrante depuis des décennies de déficit chronique. Surtout, il s’attaque à l’ensemble des régimes qu’il veut supprimer pour les fondre dans le régime général. Des millions de personnes défilent alors dans les rues pour s’opposer à ce projet. La France est bloquée. L’inflexible Premier ministre finira par reculer face à la pression de la rue. Un de ses conseillers, un protestant austère, disait alors «qu’il en était de la Sécu comme de la religion réformée… Toujours à réformer». Et l’idée traverse le temps, saute de gouvernement en gouvernement. Et pas toujours avec un grand bonheur…
Christophe Forcari.
NB : commandant ad honores dans la Réserve Citoyenne du Gouverneur Militaire de Paris, Christophe Forcari est journaliste à Libération.