Au 2e BEP.
Cette unité est créée à Sétif en Algérie en 1948 (elle deviendra 2e REP en 1955). Sa devise est : More Majorum (« A la manière des anciens »). Sous le commandement du capitaine Solnon, elle débarque à Saigon le 9 février 1949. De nombreux para sortent de leur période de formation. D’autres n’ont derrière eux que les derniers combats de la Seconde Guerre mondiale. Mais plusieurs cadres sont aguerris par près de deux ans de guerre en Indochine.
Jusqu’en septembre 1950, le bataillon réalise des opérations en compagnies isolées au Cambodge – pour y maintenir l’ordre –, au Laos, dans le centre de l’Annam ou encore sur la presqu’île de Go-Gong. Celles-ci s’appellent Tigre, Glycine, Datura, Saint-Germain, Bernadette, Flore.
Arrive l’année 1951, « l’année du général de Lattre ».
« L’année de Lattre ».
Schématiquement, les périodes peuvent être ainsi résumées : jusqu’en 1949, la tactique du Vietminh – du fait de forces limitées – se condense en une série de coups de main et une guérilla « des champs ». Si les Français tiennent les villes, ce n’est pas toujours le cas dans les campagnes.
1949 marque un tournant, avec l’avènement de la Chine communiste de Mao, qui arme et finance puissamment ses cousins idéologiques du Vietnam. La guérilla devient une guerre faite de batailles avec des régiments de bo-doïs, eux-mêmes rassemblés dans des divisions. La victoire majeure du Vietminh est la prise de Cao-Bang et de la Route coloniale 4, en septembre 1950. Les Français y laissent plusieurs milliers d’hommes.
Le gouvernement français décide d’intensifier la guerre et fait nommer son meilleur général : Jean de Lattre de Tassigny. « Je ne sais qu’une chose, c’est que maintenant vous allez être commandés ! » proclame-t-il en arrivant à Hanoi, au mois de décembre 1950.
Le général Giap, commandant en chef de l’armée vietminh, décide de frapper fort en attaquant en plusieurs endroits la zone du delta du Fleuve Rouge, autour de Hanoi. Face à cette approche, de Lattre fait élever des centaines de blockhaus et de points d’appui qui sont autant de postes d’observation. L’avantage de la stratégie du général français consiste en une mobilisation totale du CEFEO (Corps Expéditionnaire Français en Extrême-Orient) dans le but de « casser du Viet ». Il s’agit de redonner le moral aux troupes, déjà lasses des atermoiements politiques. Et de Lattre sait surtout qu’il n’a pas les moyens de placer des forces suffisantes partout où il en faudrait.
1951 marque également un tournant pour le 2e BEP, grâce à la nomination de son nouveau chef : le capitaine Raffalli. Un cavalier sorti de Saint-Cyr puis de Saumur en 1936, qui sait galvaniser ses hommes pour leur faire accomplir des dizaines de kilomètres à pied, les orienter et les placer au mieux pour les coups de main, les embuscades et les attaques aéroportées.
Attaques sur le delta du Fleuve Rouge.
Donc, depuis le début de l’année 1951, le général de Lattre de Tassigny « marque des points ». Toutes les attaques des forces communistes sont repoussées. La reconquête des terrains perdus arrive. Elle commence par la victoire de Vinh Yen où les troupes de Giap laissent sur le terrain près de 1.300 tués, plus de 3.000 blessés. Sa division 308 – la plus aguerrie, la mieux formée – subit là des pertes très sévères. Pour la première fois dans l’Histoire, les bombes au napalm sont employées massivement.
Mao Khé est le deuxième épisode. Il se déroule courant mars-avril 1951. Les bo-doïs sont encore défaits. Le Delta reste aux mains des Français.
La « bataille du Day », du 28 mai au 7 juin 1951, frappe les soldats français au plus profonds d’eux-mêmes. Le Vietminh tente encore une fois de faire la différence dans le Delta. L’un des points stratégiques non loin du fleuve Day, est Ninh Binh. Le poste est tenu par un escadron du 1er chasseur, commandé par un certain Bernard de Lattre, fils unique du général en chef. Les combats font rage. Alors qu’il subit des pluies incessantes d’obus, le poste tient plusieurs jours, permettant la victoire du CEFEO. Mais c’est au prix de la mort du jeune Bernard. On retrouve son corps, criblé d’éclats d’obus. « Jeune officier, tombé héroïquement en plein combat, donnant l’exemple des plus belles vertus militaires à l’aube d’une carrière exceptionnellement brillante, ouverte en France dans la Résistance dès l’âge de 15 ans ». En recouvrant le cercueil de son fils du drapeau tricolore, le général de Lattre, que certains surnomment « le roi Jean », ajoute : « En dépit de la promesse faite à sa mère, je n’ai pas su le protéger ».
En juillet 1951, à l’occasion d’un discours à Saigon, le général s’adresse aux soldats vietnamiens incorporés dans le CEFEO (son idée étant de créer une armée vietnamienne digne de ce nom) : « Si vous êtes communistes rejoignez le Vietminh : il y a là des individus qui se battent bien pour une mauvaise cause. Mais si vous êtes des patriotes, combattez pour votre patrie car cette guerre est la vôtre ».
Bien sûr, Giap ne l’entend pas ainsi. Le quatrième volet des batailles de l’année 1951 se déroule à Nghia Lo.
La bataille de Nghia Lo.
Pierre Dufour, dans son ouvrage Indochine (ED. Lavauzelle) décrit la situation : « Nghia Lo est le poste clé du système défensif français en Haute Région. Il commande l’accès aux pays thaï, au Laos et aux contrées bordant le Moyen-Mékong. Situé entre le Fleuve Rouge et la Rivière Noire, dans une cuvette de dix kilomètres sur quatre, à environ deux cent cinquante mètres d’altitude, Nghia Lo est un bourg entouré de hautes montagnes atteignant parfois 1.500 mètres. L’endroit présente une topographie faite de massifs granitiques couverts d’épaisses forêts, séparés par des vallées encaissées. Les voies de communication sont limitées : la route fédérale 13, des pistes de montagne praticables seulement avec des guides et un terrain d’aviation qui permet de ravitailler la vallée perdue. La population se compose essentiellement de Thaïs et de quelques hameaux muongs ou annamites ; la montagne est le domaine des Mans et des Meos réputés hostiles au Vietminh ».
La garnison française de Nghia Lo est formée par les mille hommes du 1er bataillon thaï, dirigé par le commandant Girardin.
Le 28 septembre 1951, la région du poste Sai Luong est attaquée. Ses défenseurs se replient sur la vallée. Deux jours plus tard, les TD 141 et 209 sont signalés. Ils convergent vers la cuvette de Nghia Lo. A l’est, le TD 165 approche également. Les TD sont des Trung Doï ; ils sont composés de quatre bataillons qui peuvent contenir chacun mille hommes. Les TD appartiennent à la division de montagne 312, commandée par le colonel Le Trong Tan.
En l’absence du général de Lattre, occupé à demander de l’aide aux Etats-Unis après un passage en métropole, le commandement français est sous l’autorité du général Salan, qui s’y connaît en matière de troupes coloniales ! Il décide de soulager les défenseurs de la cuvette de Nghia Lo en larguant, sur les arrières de l’ennemi, le 8e BPC (bataillon parachutiste colonial) du capitaine Gauthier et ses cinq cent soixante-treize hommes. C’est l’opération Rémy.
La 312 réagit en jetant toutes ses forces dans la bataille. A Nghia Lo, le commandant Girardin est tué, mais ses hommes tiennent bon. Le 4 octobre, le 2e BEP est à son tour largué (opération Thérèse). Avec le 8e BCP, il forme le GAP (Groupement aéroporté) nord-ouest sous les ordres du colonel de Rocquigny. Le 2e BEP est alors composé d’une compagnie de commandement de base, sous les ordres du lieutenant Longeret, du 2e CIPLE (compagnies indochinoise de la Légion étrangère – capitaine Hélie Denoix de Saint Marc), la 3e compagnie (lieutenant Lemaire), la 4e compagnie (lieutenant Louis-Calixte).
Le 5 octobre, Rocquigny donne l’ordre au 2e BEP de se rendre à Bac Co, à six kilomètres du point de chute du bataillon. Les hommes mettent plus de neuf heures à atteindre leur objectif. Le lendemain, le bataillon accroche les bo-doïs à plusieurs endroits. Les combats sont terribles. Face à un ennemi que rien n’arrête, les légionnaires de Lemaire et les paras de Saint Marc usent de toutes leurs armes : baïonnettes au canon, ils repoussent les Vietnamiens dans les attaques incessantes de l’après-midi et de la nuit. Le 8e n’est pas en meilleure posture : le capitaine Gauthier est grièvement blessé et les pertes sont importantes.
Le 6 octobre encore, le 10e BPCP (bataillon parachutiste de chasseurs à pied), dirigé par le commandant Weil est lui-aussi largué en renfort.
Le 2e BEP subit à nouveau des attaques tout au long de la journée du 7 octobre. Raffalli décide de se replier et de rejoindre le 8e, en direction de Tan Kouen. Mais les coloniaux ne sont pas là où on les attend. Ils se sont positionnés sur la crête de la cote 405. Avec des blessés, portés sur des brancards de fortune, Raffalli reprend la piste, fait tailler un passage dans la forêt de bambous au coupe-coupe et parvient, seulement le lendemain, à retrouver le 8e BPC du colonel Rocquigny. Ce dernier annonce à Raffali que la division 312 se retire, laissant sur « le carreau » entre 1.500 et 4.000 morts chez les bo-doïs, selon les sources. Le 2e BEP compte quant à lui au moins une trentaine de tués ou disparus.
Hélie de Saint Marc : « Les troupes de Giap repassèrent à l’attaque. Elles ne voulaient pas laisser sur leurs arrières un adversaire qui risquait de les gêner dans leur offensive. Durant d’interminables heures, enterrés, nous avons subi les assauts des bo-doïs qui avançaient au coude à coude, en rangs serrés. Giap n’économisait jamais les vies humaines de son camp. Il profitait du nombre. En 1946, Hô Chi Minh avait prévenu le ministre français des colonies, Marius Moutet : « Cette affaire peut se régler en trois mois ou en trente ans. Si vous nous acculez à la guerre, vous me tuerez dix hommes quand je vous en tuerai un. A ce prix, c’est encore moi qui gagne… ». Ce jour-là, le Vietminh voulait anéantir le 2e BEP à n’importe quel prix. Le syndrome de Cao Bang hantait les esprits de part et d’autre. Nos hommes tombaient, morts ou blessés. Les cadavres vietminhs s’amoncelaient. Nous eûmes le dessus. Les bo-doïs s’éloignèrent ».
Sur la RC6.
1952 marque une nouvelle rupture dans la guerre d’Indochine.
Le 11 janvier, le général Raoul Salan devient commandant en chef des forces françaises en Extrême-Orient en lieu et place du général Jean de Lattre de Tassigny, qui vient de mourir d’un cancer. Une très grande émotion envahit les soldats du CEFEO : leur « patron » vient de les laisser à leur sort.
La Guerre froide bat son plein : en Corée, la Chine accuse les Etats-Unis d’utiliser des armes bactériologiques. Dans le même temps, l’empire du Milieu accentue son aide au Vietminh comme les Américains appuient massivement en matériels et en logistique les troupes françaises. Des pays communistes – Chine, URSS, Allemagne de l’Est – se sont associés pour envoyer des instructeurs assister les bo-doïs dans la conduite de la guerre. Michel Bodin, spécialiste reconnu de la période indochinoise indique même que la Chine donne l’ordre à une dizaine de bataillons de son armée de soutenir le Vietminh pour des coups de main et la logistique.
Quant au 2e BEP, il connaît une relative accalmie. Après la bataille de Nghia Lo, il est d’abord envoyé en convalescence en Cochinchine. Il est basé à Ba Kéo. Le repos n’est que de courte durée : du 13 janvier au 22 février 1952, il est placé sur la RC6 (la route qui part d’Hanoi en direction de l’ouest vers le Laos et Luang Prabang) dont il assure la protection d’une partie. Le 2e prend position au col de Kem et participe à l’opération Speculum qui vise à nettoyer la route coloniale des éléments ennemis. En quelques jours, au prix de très violents combats, plus d’un millier de soldats communistes sont retrouvés morts.
Dans les semaines qui suivent, le 2e BEP trouve encore l’occasion de faire parler de lui lors des opérations de dégagement du Delta grâce, entre autres, à l’opération Turco, qui se déroule en avril 1952. Toutes ces batailles du premier semestre sont un calvaire pour Giap qui voit disparaître près de 10.000 de ses hommes. Le général Salan peut savourer sa victoire. Mais elle est de courte durée : dès la fin de l’été 1952, les Services secrets français mentionnent la reconstitution des unités anéanties…
Hélie de Saint Marc : « Ceux qui prétendent aimer la guerre ont dû la faire loin du carnage des champs de bataille, des cadavres épars et des femmes éventrées. La guerre est un mal absolu. Il n’y a pas de guerre joyeuse ou de guerre triste, de belle guerre ou de sale guerre. La guerre, c’est le sang, la souffrance, les visages brûlés, les yeux agrandis par la fièvre, la pluie, la boue, les excréments, les ordures, les rats qui courent sur les corps, les blessures monstrueuses, les femmes et les enfants transformés en charogne. La guerre humilie, déshonore, dégrade. C’est l’horreur du monde rassemblée dans un paroxysme de crasse, de sang, de larmes, du sueur et d’urine ».
CDT (RC) Frederic Rignault
Sources.
- Pierre Dufour, Indochine, Lavauzelle.
- Erwan Bergot, Bataillon Bigeard, Presses de la Cité.
- Erwan Bergot, La Légion au combat, Presses de la Cité.
- Hélie de Saint Marc, Mémoires : les champs de braises, Perrin.
- Paul Bonnecarrère, Par le sang versé, Fayard.
- Lucien Bodard, l’Illusion, l’Aventure, Gallimard.
- Michel Bodin, Dictionnaire de la guerre d’Indochine, Economica.
- Pierre Montagnon, La guerre d’Indochine, Pygmalion.
- Jules Roy, la bataille de Dien Bien Phu, Julliard.
- Général Yves Gras, Histoire de la guerre d’Indochine, Plon.
- Général Marcel Bigeard, Ma guerre d’Indochine, Hachette.
- Bernard Simiot, De Lattre, Flammarion.