Christophe Forcari est journaliste, entre autres au journal Libération. Et il est aussi commandant dans la Réserve Citoyenne du Gouverneur Militaire de Paris, au sein du Groupe Communication Evénements.
Dans le cadre du Centenaire de la fin de la Première Guerre mondiale, Christophe a écrit une série d’articles pour le journal Libération. Il a eu la gentillesse de nous permettre la reproduction de celui-ci.
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« Le XXe siècle n’est pas né le 1er janvier 1900. Il surgit de la boue des tranchées de l’Argonne ou de la Somme, dans le fracas des obus et les éclats de shrapnels. Le monde moderne voit le jour dix-sept ans après sa date de naissance officielle. En 1917, deux nouvelles puissances viennent bouleverser encore un peu plus le visage du Vieux Continent déjà mis à mal par trois années de guerre. A l’est, la révolution met à bas le régime tsariste. De l’autre côté de l’Atlantique, les Etats-Unis se préparent à entrer en guerre aux côtés des pays de l’Entente, rompant ainsi avec la doctrine Monroe, la ligne de conduite de leur politique étrangère depuis 1823, quand la jeune nation se confinait dans un «splendide isolement».
La France commémore cette année le centième anniversaire de l’engagement des «Sammies», surnom des soldats de l’Oncle Sam, sur le théâtre des opérations européennes en avril 1917, avec le sentiment d’honorer la mémoire du général Lafayette (1757-1834), qui a joué un rôle décisif dans la guerre d’indépendance américaine. Une préfiguration de ce qui allait se rejouer trente ans plus tard sur les plages de Normandie.
Mémoire
En 1917, les Américains débarquent à Saint-Nazaire (Loire-Atlantique). Longtemps, il a été de bon ton de minimiser l’importance de leur contribution à la victoire. En cette année de célébration, plusieurs ouvrages reviennent sur la portée de cet engagement qui, même dans la mémoire des Etats-Unis, a été éclipsé par la Seconde Guerre mondiale. Il aura fallu attendre juin 2015 pour que le pays, à travers Barack Obama, rende hommage à la mémoire de deux de ses combattants de la Grande Guerre, dont un soldat noir, Henry Johnson, du régiment des «Harlem Hellfighters», uniquement composé d’Afro-Américains. Une cérémonie relatée dans l’introduction de deux livres consacrés à cette période, celui de l’universitaire Hélène Harter, les Etats-Unis dans la Grande Guerre, et celui du journaliste Thomas Saintourens, qui conte l’histoire méconnue des Poilus de Harlem.
En trois années de guerre, la France a payé un prix très fort sans parvenir à décider de l’issue du conflit. Hélène Harter montre que l’arrivée des soldats américains marque un véritable tournant. Avant de dépêcher les boys sur le sol français, le président Woodrow Wilson aura dû mener une autre bataille, celle de son opinion publique, qui compte de nombreux citoyens d’origine allemande : il a fallu les convaincre de la nécessité de participer à ce conflit au côté de la France. Le torpillage en 1915 du Lusitania, un navire anglais en provenance de New York, puis celui de l’Algonquin, cargo américain, en 1917, précipitent la décision du gouvernement, divisé entre isolationnistes et interventionnistes. L’Amérique vient d’ouvrir une nouvelle page de son histoire, qui la propulse au rang de puissance d’envergure internationale. Les Américains, pour la plupart arrivés de fraîche date à Ellis Island en provenance du Vieux Continent, se remémorent leurs origines et vont dès lors considérer être liés pour toujours à l’Europe.
Une catégorie d’Américains qui n’a pourtant rien à voir avec l’Europe, celle des Afro-Américains, va se porter volontaire pour aller combattre sur les champs de bataille français. Ce sont les «Hellfighters», tous engagés au sein du 15e bataillon de la garde nationale de New York, créé en 1916 à Harlem. Au total, ce sont 2 000 Noirs issus de toutes les couches de la société qui débarquent le 1er janvier 1918 du navire Pocahontas en rade de Brest. Devant la foule massée sur les quais, l’orchestre de bord, mené par le capitaine James Reese Europe, musicien et compositeur de jazz, joue une Marseillaise très ragtime. Avec ces soldats, une nouvelle musique se fait entendre qui rythmera les années folles. Le charleston détrône la valse. Discriminés dans leur pays d’origine, ces hommes le seront également dans les tranchées par leurs camarades blancs. Alors qu’en se rendant dans les bureaux de recrutement, ils entendaient justement démontrer qu’ils étaient des Américains comme les autres, prêts à laisser leur peau sous les balles allemandes.
Thomas Saintourens raconte l’histoire de ces combattants avec beaucoup d’humanité, ne se contentant pas de leurs faits d’armes, mais dressant également une galerie de portraits révélatrice de la condition des Noirs aux Etats-Unis en ce début de XXe siècle. Leur histoire aura été passée sous silence jusqu’à cette remise de la médaille d’honneur du Congrès américain en 2015, à titre posthume, au soldat Johnson, combattant sur le front de l’Argonne. Dès 1918, la France, elle, leur avait décerné la croix de guerre. Dans leurs témoignages, de retour au pays, les Hellfighters gardent la nostalgie d’une France où ils n’étaient pas considérés en fonction de la couleur de leur peau.
Show
Cette vie de poilus a été croquée, non sans humour et dans le style des cartoons des années 20, par le capitaine Alban B. Butler de la fameuse «First Division», surnommée «Big Red One» à cause de l’écusson cousu sur la manche des uniformes et portant un «1» écarlate. Un régiment auquel a appartenu le réalisateur Samuel Fuller et qu’il mettra en scène dans son film Au-delà de la gloire, lui-même ayant participé aux débarquements de Sicile et de Normandie. Les carnets d’Alban B. Butler, publiés sous le titre la Grande Guerre vue par les Américains, montrent une sorte de prise de distance ironique et juvénile face à ce conflit vu comme un show. Pour l’écrivain Jean-Christophe Buisson, 1917 est bien «l’année qui a changé le monde», le précipitant dans les temps modernes. En mars 1917, se tient la première séance du soviet des députés des ouvriers et des soldats. Loin de cette effervescence, Marcel Proust envoie à Gaston Gallimard le manuscrit d’A l’ombre des jeunes filles en fleurs. Apollinaire invente le mot «surréalisme» et Malevitch peint son Carré blanc sur fond blanc. En Inde, Gandhi lance une pétition pour réclamer un gouvernement autonome de l’Inde. Dans les tranchées, les poilus se battaient chaque jour pour rester vivants. Sans se douter qu’ils allaient retrouver un monde qui n’avait plus rien à voir avec celui qu’ils avaient quitté.
Sources :
- Journal Libération.
- Crédit photographique : US National Archives
- Hélène Harter : Les États-Unis dans la grande guerre, Tallandier.
- Thomas Saintourens : Les poilus de Harlem. L’épopée des Hellfighters dans la Grande Guerre, Tallandier.
- La Grande Guerre vue par les Américains. Carnet du Cpt. Alban B. Butler, Jr. de la First Division, Albin Michel.
- Jean-Christophe Buisson : 1917, L’année qui a changé le monde, Perrin.