Ouverture et surveillance de la route de Lamy (Bou Hadjar) à Bône (Annaba) avec les EBR du 1er Régiment de Spahis. EBR Modèle 54, canon de 75 mm SA 49, tourelle ronde.
Bernard Labauge est membre de la Réserve Citoyenne Terre – Ile-de-France (lieutenant-colonel ad honores). Il œuvre au sein du groupe des Réservistes Locaux à la Jeunesse et à la Citoyenneté, dans le département de l’Essonne.
Son portrait est à retrouver ici : http://www.reserve-citoyenne-paris.org/2015/03/bernard-labauge.html
Il y a quelques années de cela, Bernard s’est confié à la Fondation pour la Mémoire de la Guerre d’Algérie, des Combats du Maroc et de Tunisie. Créée en 2005, celle-ci a pour mission d’expliquer les événements et d’en transmettre la mémoire (site : https://www.fm-gacmt.org/) .
8 – Les activistes et le « putsch » des généraux d’avril 1961.
Certes, le témoignage ci-dessus explique la création des mouvements pour la défense de l’Algérie Française par des personnages animés par la recherche du pouvoir politique, en récupérant les attentes des européens d’Algérie. Mais au printemps 1961, il n’y avait dans mon esprit aucune conscience de l’action, ni du poids de ces mouvements. Je considérai les manifestations, par exemple les concerts de casseroles, comme des réactions épidermiques, des actions plutôt folkloriques.
J’ai participé indirectement au putsch d’avril 1961, puisque j’étais à Alger quand il s’est produit, au milieu de mon stage à l’École de la Cavalerie. Le groupe de stagiaires, une trentaine de sous-officiers, était hébergé dans les dortoirs de la caserne du 5e Régiment de Chasseurs à Alger à Maison Carrée. Un matin, nous avons été réveillés prématurément vers 5h00. On nous a dit : « Rassemblez vos affaires, car le 1er Régiment Étranger de Cavalerie arrive du bled et va prendre votre place ». C’était le début du putsch.
Nous nous sommes alors installés sous la tente, je crois, à l’intérieur de l’École de Cavalerie. Après une certaine période de flottement, une demi-journée peut-être, le lieutenant qui dirigeait notre stage, un officier brillantissime, nous a réuni et nous a dit quelque chose comme : des officiers généraux ont pris le pouvoir, la situation n’est pas claire, le stage est interrompu, vous êtes libres de faire ce que vous voulez ! À partir de ce moment-là, les officiers, le directeur de l’École, les commandants des différents services ont disparu de la circulation, enfermés dans leurs bureaux respectifs et nous sommes restés seuls livrés à nous-mêmes. J’ai dû en profiter pour aller à Alger, car je me souviens des maisons dont les balcons étaient pavoisés et des concerts de casseroles, scandant le slogan « Algérie Française ».
Comme nous étions installés de façon très provisoire, je ne me souviens pas avoir entendu le discours du général de Gaulle à la radio. La vie normale a repris au bout de quelques jours. J’ai le sentiment que, à part une ou deux personnalités, les officiers que nous pouvions côtoyer ne semblaient pas avoir adhéré un seul instant à cette affaire.
Après ce stage, que j’ai réussi avec la mention assez bien, je suis revenu au 4e escadron à Munier (Ain Kerma) et mes missions principales, la surveillance de la ligne Morice et celle de la route Lamy - Bône (Ain Kerma - Annaba) ont repris comme avant. Fort de mon succès, j’avais demandé à bénéficier d’une permission pour Paris, mais il ne put en être question. Telle était ma préoccupation et non pas celle de songer aux mesures de répression du général de Gaulle contre les régiments qui avaient suivi les généraux du putsch. Il est vrai que pour le colonel qui commandant le 1er Régiment de spahis, il était aisé de « botter en touche ». Il était en effet impensable de dégarnir la ligne Morice pour rejoindre les putschistes à Alger.
À l’époque, encore une fois, les appelés n’avaient pas les moyens d’information pour porter des jugements sur de Gaulle et son attitude vis-à-vis de l’armée. Mais il est vrai que j’avais réagi négativement en constatant le réembarquement d’un régiment de chars AMX 13 à Bône (Annaba). Le bon sens veut que lorsque l’on commet des actes irrémédiables, au nom d’une certaine politique, il est difficile de faire accepter un changement d’idée et de renier l’engagement de ceux qui se sont mouillés en vous accordant leur confiance.
Certes, on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs. À condition de voir l’omelette ! En fait, c’est tout le problème de la violence qui est posé. Moralité : ne jamais commettre ou faire commettre d’actes irrémédiables et irréparables car, pour s’en sortir, on commet de nouvelles fautes et c’est ainsi que s’engage l’engrenage infernal de la violence.
9 – Contacts avec les Algériens locaux.
J’ai déjà parlé des Algériens qui en ville, tiraient profit de la présence de l’Armée Française, quant aux Algériens proches de notre escadron, je n’ai vu que les gamins qui venaient roder autour de nous, lorsque nous allions laver les véhicules blindés dans l’Oued, près de Lamy, pour gagner quelques sous.
Ils devaient nous considérer comme des représentants d’un monde extra-terrestre avec nos riches moyens, notre organisation, notre langage.
C’est peut-être aux familles de ces enfants que nous avons « emprunté » la vache trouvée dans la zone interdite, mais de tous temps les armées améliorent leur ordinaire sur le dos des populations civiles.
Un autre jour, nous avons trouvé des chevaux, mais comme nous étions un régiment de cavalerie, nous n’avons pas pu nous résoudre à les tuer. On les a mis dans un GMC, pour aller les vendre à un boucher de Souk-Ahras !
Dans mon cas, je n’ai pas pu voir les relations entre Pieds noirs et Algériens musulmans dans la vie de tous les jours.
On se demande, en effet, pourquoi la fraternité qui s’était concrétisée après le 13 mai 1958, au moment du discours du 4 juin (je ne vois qu’une catégorie de Français, des Français à part entière…) n’est pas entrée dans la réalité.
Ce fut la conséquence sans doute de la surenchère des extrémistes des deux bords.
10 – La fin de l’histoire en Algérie pour le 4e escadron du 1er Régiment de spahis.
La situation, en ce qui concerne le cas du 4e escadron du 1er Régiment de spahis, s’est dégradée à la fin de 1961, après mon départ. J’avais rencontré un ami qui avait été libéré après moi. Il m’a raconté que l’emplacement sur lequel nous nous étions installés avait reçu des obus de mortier (tirés par l’ALN) et que des FSNA avaient déserté, en emportant des armes. C’était en effet facile de franchir le barrage dans la journée, puisqu’il y avait des portes ouvertes ou des portions détruites et que le courant électrique était souvent coupé.
À la fin de 1961 et au début de 1962, il devenait clair que la question algérienne était tranchée et que les différentes catégories d’acteurs ne pouvaient plus s’abandonner à l’aveuglement et devaient par conséquent faire des choix lourds de conséquences.
Au cours des années 1960 et 1961, la période que je connais, l’armée avait la situation bien en mains, notamment dans le cas, très spécifique, de la surveillance de la ligne Morice.
« Victoire militaire, défaite diplomatique », pour reprendre une formule célèbre et c’est bien ce sentiment qui explique la révolte de beaucoup de cadres de l’armée. Ils ont, soit participé aux mouvements opposés à la politique du général de Gaulle (putsch, OAS, attentat contre le chef de l’État) soit, désabusés, ils ont quitté l’armée prématurément.
Cette réaction, je l’ai constatée auprès du lieutenant-colonel François Biosse-Duplan. Il commandait le 1er Régiment de Spahis Algériens, lorsque j’y étais incorporé. Il se trouve que j’ai eu la possibilité de lui rendre visite, à la fin des années 1990. En fait, il avait quitté l’armée juste après l’indépendance de l’Algérie et avait mené ensuite une brillante carrière chez Xerox. Il avait créé et développé un réseau de vente de photocopieurs aux grands comptes, les grandes entreprises et les administrations, ce qui était une approche nouvelle dans un marché en pleine expansion, à cette époque.
11 – Questions diverses sur la guerre d’Algérie.
Appréciation sur les opérations militaires : un sentiment d’efficacité de l’armée certes, mais le problème posé par la question algérienne ne pouvait pas se résoudre par des moyens uniquement militaires.
Conséquences de l’indépendance de l’Algérie : comme chef de voiture sur la ligne Morice, je ne faisais pas de prospective. Cela dit, il n’y avait pas de raison d’imaginer le pire : « le pire n’est pas toujours sûr » dit la sagesse populaire. Sans doute, mais la sagesse populaire a largement fait défaut dans cette affaire.
Guerre psychologique : cette expression et ses méthodes avaient le vent en poupe dans ces années 1950-1960 du fait de la décolonisation en Indochine, dans le cadre de la lutte anti-communiste et des conflits plus ou moins chauds de la guerre froide… Aujourd’hui, ces questions prennent une toute autre dimension du fait de la multiplication des sources d’information, de la disparition du poids des idéologies, de la mondialisation, de l’instantanéité de la transmission des faits et opinions, sans oublier la méfiance accrue contre l’information orientée, la désinformation, l’apparition de ressorts nouveaux, plus immatériels, comme le ressentiment… Cela débouche sur le communautarisme, les affrontements entre les cultures, la haine de l’Occident, alimentée par la haine réciproque de l’Islam.
Harkis : à propos de l’attachement des algériens musulmans et des « harkis », de leur engagement à nos côtés, je suis trop mal placé pour formuler un avis, puisque je n’ai côtoyé que des FSNA, qui accomplissaient leur service comme nous.
Portrait du Fellagha : impossible de répondre, car notre mission était en aveugle : les adversaires ne se voyaient jamais ou parfois nous devinions des « ombres ».
Rapatriés d’Algérie : je ne connaissais pas à l’époque d’Européens d’Algérie, qui s’étaient installées en France. À l’époque (Cf. Anecdote de la 4 CV Renault à Alger), le départ de la quasi-totalité des européens d’Alger était difficile à envisager, dans l’esprit des intéressés eux-mêmes et aussi parce que des solutions politiques convenables pouvaient être trouvées.
Retour à la vie civile : libéré des obligations militaires le 30 octobre 1961, je suis rentré en France chez mes parents à Paris. J’ai mis du temps à me replonger dans la vie civile. J’ai trouvé un emploi de commercial dans une entreprise de fabrication d’appareils photo, vers la mi-1962, puisque je me rappelle avoir entendu au cours de l’après-midi, le reportage d’Europe N°1, resté dans les mémoires, enregistré en direct, au cours de la tragique manifestation de la rue d’Isly, le 26 avril 1962 à Alger.
Service militaire : cette expérience du service militaire a eu des conséquences sur le cours de ma vie, bien que sur le moment, je l’ai vécue comme une longue parenthèse.
Tous ceux qui ont participé à cette guerre d’Algérie ont été blessés, physiquement ou psychologiquement. Ces vingt-huit mois ont été, pour moi, une vie dans ma vie.
Quand on arrive à la caserne pour faire ses classes, comme un « bleu » pour apprendre les règles du jeu, c’est la naissance. Puis on monte en grade jusqu’à un certain plafond, c’est l’adolescence, puis la vie d’adulte. Enfin, on finit par s’installer dans la routine, car on connait toutes les ficelles.
Cette « vie dans la vie », concentrée sur quelques mois, offre un portrait caricatural de ses acteurs. Comme dans la vie civile, on trouve tous les personnages-types, les remarquables, peu nombreux, les gens bornés (ivrognes notamment) et les pervers (fainéants, dérangés, sadiques), très peu nombreux eux aussi, heureusement.
Dans le civil, ces caractérisations existent, mais apparaissent de manière moins marquée, car fortement diluées dans l’espace et dans le temps.
Et contrairement à la vie militaire, le fait de ne pas porter de pistolet à la ceinture, permet de garder le sens de la mesure, le sens des convenances et permet de ne pas succomber à la tentation de l’emploi de la violence.
Les « événements » d’Algérie. En fait, je ne pouvais rien prévoir à ce propos, car je l’ai déjà dit, j’ai été projeté dans cette affaire en ne connaissant rien à la question. Avec le recul, je m’aperçois que, comme beaucoup de jeunes d’aujourd’hui, écoliers, lycéens, étudiants, les faits historiques des années allant de 1946 à 1958, pourtant nombreux et importants, sont passés sur moi comme de « l’eau sur les plumes de canard ».
Je ne me souviens que de certains flashes qui m’ont marqué certes, mais sans que je puisse les relier entre eux et les mettre en perspective dans un continuum géopolitique ou géostratégique, faute de curiosité et d’une culture générale suffisamment étendue.
Et puis, ce qui est particulier dans mon cas personnel, c’est le fait que j’avais effectué mon stage de deuxième année de l’ESCP à Téhéran dans une société française d’import-export. J’y étais retourné dès juillet 1958. Ayant été diplômé, d’une part et ayant retrouvé un camarade de promotion sur place, d’autre part, nous avons décidé de rester en Iran. En février 1959, nous avons gagné un peu d’argent et nous sommes partis vagabonder en Afghanistan, au Pakistan, en Inde du nord, au Népal, en Inde du sud et à Ceylan. À Colombo, poste restante, je trouvais une lettre de mon père qui me prévenait que, ne poursuivant plus d’études, mon sursis n’avait pas été renouvelé. Je devais donc rentrer en France pour effectuer mon service militaire.
Voilà pourquoi, j’ai été incorporé en juillet 1959, ayant perdu de vue ce qui se passait en Europe occidentale pendant un an.
Ceci dit, et avec le recul, aujourd’hui on peut penser que, les « événements » d’Algérie étaient prévisibles dès le début de la conquête !
La brutalité de la colonisation (Bugeaud, Saint Arnaud), l’absence de politique précise pour ce territoire de la part de la IIIème République, la malédiction d’avoir créé des départements français où la loi républicaine s’appliquait à deux vitesses, l’opposition des colons vis-à-vis du projet de Royaume arabe de Napoléon III, la suppression voulue par les colons des « bureaux arabes » de l’armée, qui avait compris la nécessité d’un rôle social, l’affaiblissement progressif du parti colonial, au début du XXème siècle jusqu’à l’exposition coloniale de 1931, malgré l’organisation fastueuse l’année précédente de la commémoration du centenaire de la conquête de l’Algérie, la destruction de l’image prestigieuse de l’homme blanc, suite au cataclysme de la Première Guerre mondiale, la naissance des idéologies criminelles, fascisme et communisme, l’aveuglement, l’attentisme, voire la lâcheté de trop nombreux hommes politiques (Léon Blum et le projet du sénateur Violette, de Gaulle entre 1943 et 1946, Guy Mollet en 1956), l’affirmation de 1919 du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, la conférence de Bandoeng des non-alignés en 1955… telle est l’accumulation des faits historiques, positifs ou funestes qui expliquent, en définitive, l’ampleur de la tragédie algérienne.
N’oublions pas qu’elle a causé, outre de nombreuses victimes civiles et militaires, la chute d’une république, la IVème, et la naissance d’une autre, la Vème.
Cette affaire a aussi déclenché des guerres civiles, plus ou moins importantes, plus ou moins graves, franco-française, franco-algérienne et algéro-algérienne, dont nous constatons, encore aujourd’hui les implications, les conséquences et les malheurs.
12 – Épilogue.
J’ai vécu toute cette période, une « vie dans la vie », en particulier le putsch d’avril 1961, comme Fabrice Del Dongo, le héros de « La Chartreuse de », le roman de Stendhal. Lorsque Fabrice se trouve amené à participer à la bataille de Waterloo, il sent qu’il vit des moments historiques, tout en ne comprenant rigoureusement rien à ce qui se déroule sous ses yeux.
13 – Cinquante-quatre ans après…
Encourageons les jeunes générations à se livrer à un salutaire travail de mémoire afin de stimuler, dans la société française d’aujourd’hui, un devoir d’histoire apte à développer la curiosité intellectuelle, le sens civique et la citoyenneté.
Donnons à la jeunesse le goût de l’histoire, sur le processus de décolonisation et sur la guerre d’Algérie, une recherche historique qui n’en est encore qu’à ses premiers balbutiements.
Travail de mémoire et devoir d’histoire sont d’indispensables ingrédients pour enrichir, chez nos concitoyens une mémoire individuelle et collective capable de renforcer une identité exemplaire, à la fois nationale et européenne.
Espérons que cette identité soit forte de valeurs utiles pour réaliser un « vivre ensemble » harmonieux et construire, sur notre planète, un avenir apaisé, prospère et soutenable. »
Bernard Labauge